lundi 19 septembre 2011

Nuits d'Argus

Depuis tout jeune, j'ai entrepris une œuvre de destruction : la destruction de la MORALE de cette société. J'ai longtemps inversé cette énergie contre moi-même : cela m'a appris à bien distinguer le bon de ce qui fait mal. Très tôt, mon maître en formulation a été Isidore Ducasse, dont j'ai choisi de porter en deuxième le prénom, et accessoirement à penser, Guy Debord, Wilhelm Reich, et d'autres. C'est une entreprise malaisée et dangereuse. J'ai bien souvent été fatigué. J'ai bu beaucoup et, hélas, je me suis autant disputé, parfois avec des gens que j'aimais beaucoup. Bien que je sache que la formule magique n'est efficace que pour peu qui y sont sensibilisés, on verra si j'y parviendrai. Je ne pose pas cette société comme une solution satisfaisante, au moins à mon bonheur, mais plutôt comme un problème, et grave, qui entrave mes possibilités de jeux amoureux et poétiques, selon ma morale, à moi, que je ne pense pas aussi dépravée, irresponsable ou immature que celle qui règne dans les pensées qui voudraient encore s'en satisfaire. Je crois assez souvent fermement en le jeu qui est une forme vivante de la poésie. Par son « sérieux » ridicule et dérisoire, cette société interdit ce jeu comme forme intégrée ou diffuse de la poésie en marche, vivante : cette constatation seule justifie la légitimité de ma démarche, car la poésie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux mains d'un économiste, d'un délégué syndical, d'un avocat, d'un député, d'un banquier, d'un journaliste ou d'un policier qui lui sont autant d'entraves.

Depuis l'invention de l'agriculture, l'humain qui a perdu ce contact avec la poésie, avec le monde, a cherché tous les moyens de la retrouver dans les orgies, les drogues, le délire des fous, les communions diverses qui lui redonnaient une âme et lui rendait la perte de sa raison, ses recherches de rationalité éperdues, ses théâtres, ses führers, ses théories de la guerre, etc. Il a perdu la poésie. J'ai entrepris, avec bien d'autres, de trouver des moyens pour la lui rendre ; ou, plutôt, comme la grue la plus vieille et qui forme à elle seule l'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'elle fait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l'orage qui s'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l'expérience, prudemment, la première (car, c'est elle qui a le privilége de montrer les plumes de sa queue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace ces curieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailes qui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau, parce qu'elle n'est pas bête, de prendre ainsi un autre chemin philosophique et plus sûr.

Lorsque je dis que j'ai « entrepris » de détruire la morale de cette société, ce n'est bien sûr qu'une expression : ma volonté ne s'est pas fixée à un tel projet, mais aux méandres d'une construction, relative à la découverte que je fais d'une vie éloignée de cette morale qui confond liberté et licence ; et d'en faire part. Combien sont nombreux ces gens persistant à penser que l'on peut atteindre l'extase sans y impliquer la sexuation — remugle de résignation devant le fait accompli qu'ils ont oublié comment s'y prendre —, que la pure poésie est atteinte vivante sans autres alcools ou perte de soi, que la poésie fervente existe et qu'ils peuvent l’aborder particulièrement purs, comme si la Vierge n'avait jamais été « entachée » de sperme et de cyprine ou Éros la progéniture d’Aphrodite ? Je n'y vois pas là de « doux » rêveurs, mais au contraire des personnes qui la fuit, ayant orienté leur aimant intime en sens contraire de l'attraction qu'elle leur propose, systématiquement, afin de dire : « Je la vois, elle est là ! Je l'ai sentie ! » et de s'y tenir à distance pour ne jamais se donner l'occasion de la vivre et parfois même, afin de lui planter avec violence un couteau au cœur sous la protection de lois ad hoc d'avoir été trop excités par sa présence vivace. Si Diogène la cherchait en plein jour une lampe à la main, elle m'aveugle, en pleine nuit, du brouhaha de ses luminacules érotiques et fugaces : un seul de ses traits de foudre m'embrase pour le jour entier de la clarté de son merveilleux visage qu'Iris envoie avec ses couleurs dans le sein de Perséphone.